Les intoxications par les toxines marines sont des évènements régulièrement rapportés dans le BuSCA : on en trouve 14 dans les 37 premiers numéros. Nous faisons ici le point sur l’une de ces intoxications, la ciguatera, à l’occasion de la clôture d’EuroCigua, un projet européen relatif à la caractérisation du risque d’intoxication alimentaire aux ciguatoxines, cofinancé par l’Efsa et les partenaires du projet. [1]


Ciguatera et ciguatoxines

La ciguatera, est l’intoxication alimentaire aux biotoxines marines la plus répandue dans le monde, avec 10 000 à 50 000 cas déclarés par an, un chiffre probablement très en dessous de la réalité. Cette intoxication aux ciguatoxines (CTXs) est endémique dans les zones tropicales et subtropicales, en particulier dans le Pacifique et dans les Caraïbes (Antilles).[2]

Monde
Figure 1: Distribution géographique de la ciguatera et des ciguatoxines [CP : ciguatera poisoning ; CTXs : ciguatoxines][2]

La ciguatera est un syndrome complexe avec des effets gastro-intestinaux, neurologiques et cardiovasculaires. Les symptômes apparaissent deux à douze heures après le repas contaminant. Le tableau clinique de la phase initiale est variable selon l’origine géographique des poissons : les cas observés en Atlantique débutent en général par des signes digestifs, alors que ceux de la région Pacifique sont souvent dominés par des signes neurosensoriels et exempts de signes gastro-intestinaux. Les symptômes persistent plusieurs semaines, voire plus d’un trimestre. Des rechutes peuvent être observées plusieurs mois après l’intoxication, et ce après consommation de boissons alcoolisées ou de chair de poisson. Les mécanismes physiopathologiques de ces résurgences restent mystérieux. [3] La létalité est très faible (moins de 0,1 % des cas déclarés). [2]

 

Mer Med
Figure 2: Détection des dinoflagellés en Méditerranée [1]

Les ciguatoxines sont produites par Gambierdiscus spp. et Fukuyoa spp., des algues unicellulaires. Ce sont des toxines liposolubles et thermostables. Elles sont regroupées en trois familles selon leur origine géographique : les ciguatoxines du Pacifique (P-CTX), des Caraïbes (C-CTX) et de l’océan Indien (I-CTX). La P-CTX est l’une des plus puissantes familles de toxines marines. Il y a une relation entre les flambées de ciguatera et les dégradations du massif corallien (blanchiment des coraux), car les coraux morts sont colonisés par les microalgues. [4] Suivre l’évolution de la répartition de Gambierdiscus spp. et Fukuyoa spp est donc un point clé de la surveillance. Dans le cadre du projet EuroCigua, ces microalgues ont été recherchées et identifiées dans deux zones de la Méditerranée : aux Baléares (Espagne) et dans les eaux grecques. Cependant, la présence de ces microalgues dans une zone n’implique pas forcément que les poissons soient contaminés : parmi les 180 poissons prélevés dans ces mêmes zones méditerranéennes, un seul (0,6 %) a été positif au test de détection de ciguatoxines. À titre de comparaison, la présence de ciguatoxines a été détectée dans 14 % et 34 % des prélèvements de poissons réalisés, dans le cadre du même projet, respectivement aux Canaries et à Madère. À noter que la toxine en cause aux Canaries et à Madère est celle de type caraïbe (C-CTX). [1]

La ciguatera est principalement associée à la consommation de grands poissons prédateurs ayant accumulé des toxines en se nourrissant de petits poissons de récifs coralliens contaminés [1]. Les parties les plus toxiques sont le foie et les viscères de ces poissons prédateurs. [5] Les espèces de poisson les plus fréquemment associées à la survenue de cas aux Canaries et à Madère sont les mérous et les sérioles. [1] Concernant les importations, le Rasff a recensé 10 notifications entre 2012 et 2020 ; les poissons mis en cause (vivaneaux et thazards noirs) étaient importés du Vietnam, d’Inde et du Sri Lanka. Certains cas ont été reliés à la consommation d’animaux atypiques : requins et invertébrés marins [2].

Chaine
Figure 3: La chaîne trophique menant à la ciguatera [7]

Le diagnostic de la ciguatera est clinique. Les méthodes pour la détection des CTX s’appuient sur des bioessais (in vivo et in vitro), des essais biochimiques et des essais chimiques. Historiquement, les essais in vivo, bien que non-spécifiques, étaient largement utilisés pour la recherche de toxicité, mais pour des raisons analytiques et éthiques d’autres outils analytiques sont privilégiés actuellement, tels que les méthodes immunoenzymatiques, les immunoessais à base de billes magnétiques, les immunocapteurs, et les méthodes par LC-MS/MS. Toutefois, indépendamment du type de méthode, la disponibilité d’étalons CTX certifiés ou de matériaux de référence reste un obstacle majeur au développement méthodologique. En France, le Laboratoire National de Référence Biotoxines marines réalise les analyses de détection de ciguatoxines sur des échantillons de poissons associés à des cas de ciguatera, notamment dans les zones endémiques que sont la Guadeloupe et la Martinique [8].

Un risque émergent en Europe ?

Histo
Figure 4: Nombre d’épisodes de ciguatera en Europe de 2012 à 2019 (hors régions ultramarines) [6]

Figure 4: Nombre d’épisodes de ciguatera en Europe de 2012 à 2019 (hors régions ultramarines) [6]

La déclaration des cas de ciguatera n’est pas obligatoire en Europe, à l’exception d’une obligation régionale aux Canaries [9]. Dans le cadre d’EuroCigua, un recensement a été réalisé par enquête auprès des autorités sanitaires, des autorités chargées de la sécurité sanitaire des aliments, des centres anti-poisons et des centres de médecine du voyage. De 2012 à 2019, 28 épisodes de contamination ont été recensés en Europe (hors territoires ultramarins), totalisant 184 cas. Il s’est agi de cas autochtones, aux Canaries et à Madère (16 épisodes, 96 cas), de cas liés à la consommation de poisson importé (9 épisodes, 76 cas, rapportés en France et en Allemagne, ainsi qu’un cas aux Pays-Bas en 2020) et de cas liés à des voyages en zones d’endémie (4 épisodes, 8 cas). [1] Le recensement n’est probablement pas exhaustif, mais on peut cependant affirmer que le nombre de cas survenant en Europe est très faible au regard des estimations mondiales. En France, le Centre antipoison et de toxicovigilance de Marseille a répertorié 49 intoxications entre 1993 et 2017. Elles concernaient 175 patients, dont cent douze touristes originaires de métropole et intoxiqués durant leurs vacances, un marin et 62 habitants d’Outremer intoxiqués chez eux. Les intoxications ont eu lieu en Atlantique (98 patients), océan Indien (53 patients) et dans l’océan Pacifique (24 patients). [3]

Sur la période de huit ans étudiée par EuroCigua, les tendances observées ne révèlent pas d’augmentation forte des cas de ciguatera en Europe (Figure 4). Leur survenue est associée à la consommation de poissons provenant des zones intertropicales et de Macaronésie (Canaries et Madère). Cependant, la question d’une possible émergence de cas autochtones européens est posée au regard de l’impact potentiel du changement climatique sur la contamination de la chaîne trophique. En effet, la ciguatera est apparue récemment au sud de l’Europe (les premiers cas humains autochtones européens ont été recensés en 2004 aux Canaries) [1]. Une extension géographique est également observée en Asie de l’Est et du Sud-Est. [2] On peut donc craindre que la répartition géographique de la ciguatera autochtone continue de s’étendre vers le Nord. A l’occasion du congrès international EuroCigua 2020, la production de nouvelles connaissances a été recommandée : spectre des espèces de poissons consommées et potentiellement contaminées, cytotoxicité des différentes formes de toxines identifiées, développement de méthodes adaptées au contrôle rapide des lots de poissons importés ou pêchés en Europe, etc. [6] Il s’agit donc d’un signal faible mais à investiguer avec l’appui d’une grande multidisciplinarité d’acteurs.